Fourier en privé
Joseph Fourier ne s'est pas marié et on ne lui connaît pas d'aventure sentimentale. Pourtant, selon des contemporains, il avait la tête belle, des traits fins, de beaux yeux (Bul.Ac.Delph,1923). Il n'était pas du tout romantique, donc pas à la mode de son temps, il ne se livre pas, il est secret et ne cultive pas le je.On ne lui connaît que peu d'amis intimes. Ses premiers professeurs d'Auxerre, dont Bonnard, devenus ses collègues, auront droit à quelques confidences. Le seul ami vraiment indiscutable qu'on ait recensé est Champollion-Figeac, son secrétaire et son collaborateur privilégié en égyptologie. Il fréquentera plus tard, après 1825, le philosophe Victor Cousin. Fourier, très poli, très civil, était l'ami de tous, mais superficiellement. On dit même qu'il mettait sa politesse comme un écran entre lui et les autres et qu'il donnait l'impression d'être toujours en représentation.
Comme on l'a dit plus haut, tout en respectant les religions, il était profondément laïc, athée et même haut dignitaire franc-maçon. Il est souvent moqueur vis-à-vis des femmes et aucun de ses contemporains ne fait allusion à une quelconque aventure féminine. Il a rencontré plusieurs fois la mathématicienne Sophie Germain, de 8 ans plus jeune que lui ; il lui a écrit, mais il signe toujours votre humble et obéissant serviteur.
Un autre trait dominant de sa personnalité, c'est sa puissance de travail. Il réussit, en tout cas à Grenoble, à mener de front trois carrières différentes. Certes, il délègue parfois à des collaborateurs ses responsabilités préfectorales. Il peut ainsi se retrancher de temps à autre à Beauregard, commune de Seyssins, dans un château qu'il avait loué pour travailler au calme. De même, il va fréquemment à Paris pour des comptes-rendus politiques ou des contacts intellectuels. On a même totalisé qu'il est resté absent de Grenoble 941 jours (près de 3 ans sur 13). Mais ces parenthèses ne peuvent expliquer à elles seules sa réussite dans toutes ses entreprises. Il faut dire qu'il travaillait beaucoup la nuit, habitué qu'il était à la veille depuis ses années d'école militaire ; il travaillait également le dimanche. Le mariage aurait été probablement incompatible avec un tel rythme de vie. C'était certainement un grand solitaire, on dirait maintenant un individualiste. Il n'a jamais partagé ses recherches scientifiques (sauf, en une occasion, avec Œrsted et à la demande de ce dernier). Il n'aimait pas beaucoup non plus les discusions en assemblée, qu'elles fussent scientifiques ou politiques, y compris les réunions des conseils municipaux ou généraux à Grenoble. Il pensait que, de ces assemblées, il n'émanait ni la vérité, ni l'intérêt général, mais uniquement des compromis entre factions rivales.Un dernier trait important, c'est son loyalisme, son respect scrupuleux de la loi et du régime établi. On peut dire qu'il n'a jamais provoqué l'instauration de l'un des nombreux régimes qu'il a connus, mais il a facilement et honnêtement collaboré avec tous. Dès sa jeunesse, il entre à contre-cœur au couvent, mais il n'en sort qu'avec la loi sur la dissolution des congrégations. Cependant, c'est un humaniste et, quand le régime devient trop inhumain, trop contraire à ses convictions, il se rebiffe : c'est ainsi qu'il faut comprendre d'abord son adhésion tardive à la Révolution, puis sa double démission des comités révolutionnaires, sa détermination à quitter l'Egypte en 1801, son abandon de Napoléon en 1814, son hostilité au retour de l'île d'Elbe, son refus de l'épuration à Lyon...
De cette loyauté, découle directement sa haute conscience professionnelle. Il est certainement un modèle pour ses confrères les préfets. Il ne donne pas dans le passe-droit. Ainsi, quand le gouvernement révoque son ami Chapollion-Figeac, rédacteur d'un journal censuré, Fourier ne cherche ni faux-fuyant, ni intervention. Il se plie à la décision, c'est tout. Champollion est suffisamment intelligent pour ne pas se brouiller avec son ami.
Toutes les archives disponibles sont unanimes : c'était un grand préfet, un grand savant, un égyptologue de premier plan, un homme modeste, droit, juste et affable.
La seule note discordante nous vient de Stendhal. Ils se sont rencontrés en 1814, au moment où les troupes autrichiennes menaçaient le Dauphiné. Un commissaire, St-Vallier, est envoyé en Rhône-Alpes pour coordonner la défense ; il a Stendhal pour adjoint (celui-ci se fait alors appeler de Beyle, ce qui fait ricaner les Grenoblois[2]). Stendhal n'appréciera pas le travail de Fourier : Ce petit préfet avec son bavardage infini, arrêtait, entravait tout, j'étais étonné de voir M. de St-Vallier ne pas s'apercevoir de cette glu générale et de se louer sans cesse de ce Fourier ... Mais enfin, il est venu à connaître ce petit et très petit administrateur, qui prend l'écriture pour but...[3] . Et également : Une de mes sources d'ennui à Grenoble était le petit savant spirituel à l'âme parfaitement petite et à la politesse basse de domestique revêtu, nommé Fourier[4]. Décidément, le courant ne passait pas entre eux ; ils n'étaient pas du même bois.
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