La théorie de la chaleur

A cette époque - en fait, depuis le milieu du 18e siècle - les lettrés dauphinois se montraient très curieux envers la science. L'engouement atteignait, dans certains cas, la rue. On avait pu assister en 1784, à Grenoble, à l'ascension d'une des premières montgolfières. En 1802, un physicien ambulant en lance une, de petite taille, en pleine rue ; en 1808, on va plus loin : un ballon de 3,3 m de circonférence éclate en l'air et fait tomber une pluie de fleurs...

Au cours de ses soirées préfectorales, Fourier peut discuter avec quelques scientifiques : par exemple, Dupuy, professeur de mathématiques à l'école centrale (très décrié par Stendhal ; ancien militaire professeur à l'école d'artillerie de Valence, il avait eu Bonaparte comme élève), mais aussi Bret, Chabert, le polytechnicien Augustin Perrier, le général de la Salette (qui entraînera Fourier dans des recherches sur une notation musicale [1]) et, bien sûr, le botaniste Dominique Villars. Fourier invite aussi parfois des savants de passage, comme Biot (1805), Hachette, Poisson (1806), Ampère (1811)...

Il avait précédemment consacré beaucoup d'efforts à trouver une méthode générale de recherche des solutions d'une équation algébrique de degré quelconque. En 1804, il prépare une publication de ses travaux sur cette question, mais elle paraîtra plus tard. Il est, dans ce domaine, en compétition avec des savants reconnus, comme Poisson et Cauchy. Notre préfet s'intéresse également à d'autres sujets, parfois pratiques, comme il l'avait fait en Egypte. Pour quelle raison s'orienta-t-il à Grenoble vers l'étude de la propagation de la chaleur ?

On a dit que Fourier avait, en Egypte, contracté une fièvre ou un rhumatisme chronique ou une forme fruste de myxœdème, ce qui le rendait très sensible au froid. Arago, parlant de Fourier vers la fin de sa vie, témoigne : notre confrère se vêtait, dans la saison la plus chaude de l'année, comme ne le sont même pas les voyageurs condamnés à hiverner au milieu des glaces polaires. Après sa nomination à Grenoble, il avait demandé en vain à Bonaparte de l'affecter à une préfecture plus méridionale, eu égard à ses malaises. Son besoin de chaleur est peut-être la cause de son intérêt subit pour son mécanisme de propagation.

D'autres savants s'étaient auparavant intéressés à ce problème : Newton vers 1701, Amontos (1703), Buffon (1770), Lambert, Rumford (qui avait montré que la chaleur n'a pas de poids), Biot ... sans qu'une solution satisfaisante ait été trouvée. L'Académie avait proposé un concours sur le sujet en 1736 ; elle reçut 30 manuscrits. Aucun ne résolvait la question ; il y eut cependant 3 prix, dont un pour le grand savant Euler. Deux autres candidats furent distingués - plus pour leur notoriété que pour la pertinence de leur réponse - : Voltaire et Mme du Châtelet ; leur contribution fut même imprimée, mais Voltaire ressentit beaucoup de dépit pour n'avoir pas reçu le prix.

Une controverse agitait les savants et les philosophes au sujet de la nature de la chaleur : les uns pensaient qu'il s'agissait d'un fluide en mouvement, les autres supposaient que la chaleur ne traduisait que l'agitation des composants de la matière...

Revenons à Grenoble et à son préfet. Il refuse de participer à la controverse sur la nature de la chaleur et reprend l'analyse de Biot, publiée en 1804, qui est correcte mais inachevée. Par un raisonnement de physique, Fourier complète ce travail et élabore l'équation différentielle gouvernant ce mécanisme. Il admet que la chaleur se dirige du chaud vers le froid perpendiculairement aux surfaces d'égale température (les isothermes) et ce, d'autant plus intensément que la température décroît plus vite. Dans un langage plus précis, on dit que la densité q du débit de chaleur est proportionnelle au gradient de la température T et à une constante λ appelée conductibilité thermique du matériau concerné.

            (1)

La chaleur se propage dans des sortes de tubes (de section variable, mais partout perpendiculaires aux isothermes), comme un liquide dans un tuyau (en bleu foncé dans la figure ci-contre).

 
surfaces isothermes
  Par ailleurs, la quantité de chaleur dQ contenue dans le petit volume   est, si on appelle c sa capacité calorifique, égale à

          (2)

Supposons ce volume élémentaire bordé par un tube de chaleur et par deux fractions d'isothermes dont les surfaces sont respectivement dS1 et dS2 (voir figure ci-contre où ce volume est représenté en jaune clair).

Il n'y a pas d'échange de chaleur à travers les parois du tube. Seuls entre dans le volume le flux q1 dS1 et il en sort q2 dS2 . La différence entre ces deux flux, si elle n'est pas nulle, accumule de la chaleur dans le volume et fait varier sa température pour maintenir vraie la relation (2).

Or le flux total d'un vecteur à travers une surface fermée entourant un petit volume est égal au produit de ce volume par la divergence du vecteur. On écrit donc que l'accroissement par unité de temps de la chaleur du volume est :

dQ/dt = q2 dS2 - q1 dS1 = div q dτ = c (dT/dt) dτ

En remplaçant, dans cette expression, la densité de débit q par sa valeur tirée de l'équation (1) et en remarquant que la divergence du gradient d'un vecteur s'appelle le laplacien () de ce vecteur, on obtient finalement :

              (3)

C'est l'équation de base du problème. Elle exprime ceci : en régime permanent, la température du volume est constante, le bilan du flux de chaleur est nul, tout ce qui entre en sort ; on dit que le flux de chaleur est conservatif.
L'autre régime s'appelle régime variable ; alors l'accumulation (ou la perte) de chaleur dans le volume sert à faire varier sa température[2] .

Il s'agit maintenant de trouver la solution de l'équation (3). L'équation est à première vue très simple ; mais sa solution dépend fortement des conditions aux limites, c'est-à-dire de la forme du milieu propagateur, des températures sur les parois extrêmes ou des pertes sur celles-ci. Fourier trouve des expressions pour plusieurs situations proches de la réalité, ce qu'il vérifie par des mesures physiques (conduites à la préfecture ou à Beauregard).

En particulier, il a étudié la propagation dans un anneau métallique, une armille. Il le chauffait en un point et notait l'évolution des températures dans le temps et en différents points de l'anneau. Il remarqua, à chauffage constant, la décroissance logarithmique de la température.

Il l'a étudié également dans une barre longue, comme l'avait fait Amontos, un siècle plus tôt. Un autre cas avait une très grande importance pratique, celui du mur, paroi plus ou moins épaisse destinée à isoler une source de chaleur ou, au contraire, d'assurer l'échange de chaleur entre deux fluides. Ce schéma est, en particulier, celui de l'écorce terrestre, dont la température croît avec la profondeur comme s'il y avait un feu intérieur ; il avait fait mesurer soigneusement ce phénomène dans les mines de la Mure. Mais la Terre s'échauffe également sous l'effet du soleil et on avait pu constater que les variations diurnes et saisonnières d'ensoleillement se retrouvaient sous terre, mais avec une amplitude très faible et, en plus, avec un déphasage (retard) qui allait en croissant : en particulier, dans les caves à bonne profondeur (4 à 6 mètres selon le terrain) le retard est de 6 mois et la cave se trouve légèrement plus chaude en hiver qu'en été. Il en va de même pour l'eau de certaines sources. Tout cela va s'expliquer par la théorie de Fourier et par les solutions de son équation fondamentale.

Ainsi, l'équation ci-dessous donne la solution de l'équation (3) dans le cas d'un mur homogène de conductibilité λ, de capacité calorifique c et si sa face avant (située en x=0), est soumise à la température T(x=0) variant sinusoïdalement dans le temps avec une période angulaire ω et une amplitude a.

T = T0 + ae –µx sin (ωt –µx)       avec       μ = (ωc/2λ)½   et     T(x=0) = T0 + a sin ωt


 
Fourier avait également observé que la variation de la température dans ou derrière un mur était très vite sinusoïdale, quelle que soit l'allure de l'échauffement externe, s'il était périodique. C'était le cas encore dans une expérience simple où la source de chaleur passe cycliquement, mais brusquement, d'une valeur extrême à une autre. Il a été ainsi amené à soupçonner le rôle très important des fonctions trigonométriques et admettre qu'elles pouvaient être les constituants élémentaires de toutes les fonctions périodiques
(dans cette figure, les températures sont en ordonnées ; à gauche, on symbolise l'évolution temporelle de la source de chaleur (en x=0) ; à droite, la température à une profondeur x non nulle au sein du mur).

C'est donc l'étude de la chaleur qui l'a amené à trouver des solutions à ce problème sous forme de séries trigonométriques, puis à faire l'étude de ces séries pour elles-mêmes et à en trouver ensuite la généralisation, avec l'intégrale (dite de Fourier) s'appliquant même aux phénomènes non périodiques.

En 1805, sa théorie est ébauchée, mais incomplète. Début 1807, Fourier veut faire le point sur les travaux concurrents. Il demande à Prévost de Genève, via Champollion,de lui acheter tous les livres récents sur la chaleur. Prévost n'en trouve pas, mais il lui envoie une copie de ses propres travaux.

Fourier présente sa théorie en 1807 devant l'Académie des sciences, mais Lagrange prétexte d'un manque de rigueur – ce qui n'était pas faux[3] – pour enterrer le manuscrit et retarder sa publication par l'Académie. Un extrait de ce mémoire est publié un an plus tard, sans signature, dans le Bulletin de la société philomatique (société de jeunes physiciens parisiens).

En 1811-12, il publie des mémoires sur des problèmes connexes, comme celui du chauffage d'une habitation ou celui de la température des espaces interplanétaires.

L'œuvre de 1807 était pourtant d'une importance considérable. Elle ouvrait un vaste champ d'étude pour les mathématiques et encore plus, pour la physique. Fourier représente à nouveau son travail à l'Académie en 1812 en réponse à un nouvel appel à concours. Cette fois-ci, l'analyse est plus rigoureuse, il utilise comme solutions non plus les séries, mais les intégrales qui portent maintenant son nom et il remporte le prix (la soumission était anonyme).

Cette fois-ci sera imprimée la publication complète et définitive de sa théorie (1822). Elle porte en exergue la sentence : Et ignem regunt numeri, même le feu est régi par les nombres[4]. Fourier avait domestiqué, peut-être pas le feu, mais du moins sa chaleur.

Il s'intéressera ensuite à l'équilibre thermique entre corps voisins, donc à leur rayonnement, dont il soupçonnait toute l'importance. Il parle de rayons chauds. Fourier établit la loi dite en cosinus qui, seule, rend l'équilibre permanent et indépendant de la forme des corps en interaction.

dQ = A cosφ dS dΩ

Le flux de chaleur dQ émis par un point est proportionnel à l'aire dS de l'émetteur, à l'angle solide d dans lequel on mesure ce flux et au cosinus de l'angle sous lequel sont émis les rayons. Mais fallait-il également parler de rayons froids pour expliquer le refroidissement ? La question était à l'ordre du jour ... Fourier n'ira pas assez loin dans ses raisonnements. C'est un autre physicien (Prévôst) qui, le premier semble-t-il, admettra que tous les corps rayonnent, quelle que soit leur température et c'est Stephan qui donnera en 1860 la loi exacte rendant compte de ce rayonnement avec une constante A proportionnelle à la puissance 4 de la température du corps émetteur.


Notes
1 - Se doutait-il qu'il avait alors affaire à une véritable transformée de Fourier ?     [Retour au texte]
2 - Le comportement du courant électrique et la notion de charge électrique (Gauss, Ampère...) sont calqués sur les raisonnements et les formules de Fourier . Il est ainsi le précurseur des théories modernes de l'électricité.    [Retour au texte]
3 - C'est le physicien Lejeune-Dirichlet qui établira les conditions exactes de validité de ces transformations ?     [Retour au texte]
4 - C'est volontairement qu'on utilise ici la forme passive de regere qui, seule, respecte la position des mots dans la phrase, très importante en latin.

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